
Jean Therme, l’ingénieur qui a fait changer d’échelle le CEA à Grenoble
À l’occasion des 80 ans du CEA, difficile de raconter l’histoire de l’organisme sans évoquer celles et ceux qui ont su le projeter vers de nouveaux terrains. À Grenoble, le nom de Jean Therme s’impose naturellement. Visionnaire, infatigable “monteur de projets” et dirigeant de terrain, il a largement contribué à faire passer le CEA d’un site historique en reconversion à un pôle européen des micro et nanotechnologies, de l’énergie et de la santé.
Des débuts entre industrie et recherche
Ingénieur physicien diplômé de l’Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG), Jean Therme connaît à la fois le monde industriel et le monde académique. Quand il rejoint le CEA Grenoble en 1990, c’est d’ailleurs à la demande de STMicroelectronics : il doit piloter une équipe de recherche commune avec le Leti, le laboratoire de microélectronique du CEA. Dès ses premiers pas, il est donc placé à l’endroit exact où il se sentira le plus utile toute sa carrière : là où l’on fait se rencontrer besoins industriels, capacités technologiques et recherche amont. Ce contexte de départ compte. À la fin des années 1980, Grenoble dispose déjà d’un socle scientifique fort, mais doit rester dans la course dans un domaine – la microélectronique – qui se mondialise vite. Jean Therme comprend très tôt que le CEA ne pourra pas jouer seul : il faudra des alliances, des moyens partagés, une ouverture plus grande de ses salles blanches et de ses plateformes.
Le rattrapage grenoblois des années 1990
En 1995, il est nommé chef du département microélectronique du CEA-Leti. Il va s’en servir comme d’un levier. Il prend la direction du GIE GRESSI (CEA-Leti et France Télécom/CNET) et du programme commun avec STMicroelectronics. Son objectif est clair : faire remonter le niveau technologique du pôle grenoblois pour qu’il puisse dialoguer d’égal à égal avec les meilleurs sites européens. Ce “rattrapage” ne se fait pas tout seul. Il faut définir des feuilles de route, faire venir les bons partenaires, obtenir les financements, montrer que les équipes savent livrer. Là se révèle l’un de ses traits marquants : Jean Therme n’est pas seulement un responsable scientifique, c’est quelqu’un qui va personnellement chercher les moyens, qui se bat dossier après dossier pour faire aboutir les projets, qui connaît les contraintes industrielles et sait les traduire en objectifs de recherche.
Prendre la tête du Leti… puis du site
En 1999, il prend la direction du CEA-Leti. L’année suivante, en 2000, il est également nommé directeur du centre CEA de Grenoble. Il se retrouve alors aux commandes d’un site qui doit tourner la page de certaines installations historiques et trouver une nouvelle vocation. Il engage une réorientation d’ampleur : démanteler ce qui doit l’être, et investir sur trois axes qui feront la force du CEA grenoblois pour les deux décennies suivantes :
- 1. les micro et nanotechnologies,
- 2. les nouvelles technologies de l’énergie,
- 3. la biologie et la santé.
Ce choix n’est pas seulement stratégique, il est aussi territorial : il s’agit de faire de Grenoble un lieu où l’on puisse passer très vite de l’idée à l’objet, de la recherche à la démonstration.
Minatec, ou l’art de faire travailler tout le monde ensemble
C’est dans ce contexte qu’il imagine le pôle d’innovation Minatec. L’idée, à l’époque, est audacieuse : rassembler sur un même site les moyens technologiques du CEA, les laboratoires académiques (CNRS, universités, écoles d’ingénieurs) et les industriels, et leur donner accès à des plateformes de très haut niveau. Minatec, inauguré en 2006, devient rapidement une vitrine européenne dans les micro et nanotechnologies. Derrière ce succès, on retrouve la méthode de Jean Therme : un projet fédérateur, une vision très
claire de l’écosystème à construire et une implication personnelle dans l’obtention des moyens. Beaucoup de témoins de l’époque racontent qu’il suivait ces dossiers au cordeau, qu’il n’hésitait pas à aller voir les collectivités, l’État ou les partenaires industriels pour boucler un financement, qu’il savait expliquer pourquoi tel équipement était indispensable. C’est ce mélange de vision et de pugnacité qui a permis à Minatec d’aboutir. Dans le même mouvement, il soutient ce qui deviendra GIANT, le campus d’innovation de la presqu’île scientifique, pour élargir encore le cercle : CEA, CNRS, Grenoble INP, ESRF, ILL… Là encore, son intuition est la même : la puissance vient de l’assemblage.
À la tête de la Recherche technologique du CEA
Le 1ᵉʳ avril 2003, Jean Therme est nommé directeur de la Recherche technologique (DRT) du CEA, tout en restant directeur du centre de Grenoble. Il change alors d’échelle. Son rôle n’est plus seulement de transformer un site, mais de faire du CEA un acteur national – et bientôt européen – des technologies clés. Pendant douze ans, il va considérablement élargir le périmètre et l’efficacité de cette direction :
- en renforçant la nanoélectronique (plate-forme Nanotec 300, alliances industrielles) ;
- en lançant ou soutenant des centres d’excellence comme l’INES (Institut national de l’énergie
solaire) à Chambéry ; - en favorisant la convergence nano/bio/santé, avec des projets comme Nanobio ou Clinatec
- en promouvant des plateformes technologiques ouvertes aux laboratoires académiques, pour que l’excellence du CEA profite à tout l’écosystème ;
- en amorçant la diffusion de CEA Tech dans les régions, afin d’apporter les technologies du CEA au tissu industriel local.
Là encore, son style reste le même : il pousse des projets ambitieux… et il s’implique pour qu’ils soient financés. On le dit exigeant, parfois pressant, mais toujours guidé par une idée simple : un projet qui n’aboutit pas ne sert ni le CEA, ni le territoire, ni l’industrie.
Un dirigeant de terrain, même en 2015
Cette capacité à se mobiliser très concrètement réapparaît de manière spectaculaire le 25 avril 2015, lorsqu’un incendie frappe une salle blanche d’environ 400 m² au bâtiment 41 du Leti et contamine plus de 2 000 m² environnants. Beaucoup redoutent alors un arrêt long, avec des conséquences fortes sur les programmes en cours. Jean Therme refuse ce scénario. Il appelle à la mobilisation maximale des équipes, réorganise les priorités, fixe un objectif de redémarrage rapide que certains jugent irréaliste. Mais l’outil redémarre bien plus vite qu’attendu. L’épisode a marqué les personnels parce qu’il montrait un directeur très présent, capable de descendre dans le détail opérationnel, de soutenir les équipes dans un moment difficile et de rappeler que ces infrastructures sont le cœur même de la mission du CEA. À quelques mois de son départ de la direction de la recherche technologique (il passera le relais le 1ᵉʳ janvier 2016), cet épisode résume bien le personnage : visionnaire, mais jamais éloigné du terrain.
Une influence qui dépasse Grenoble
À partir de la fin des années 2000, sa voix porte aussi à l’échelle européenne, notamment sur les Key Enabling Technologies (KETs), ces technologies jugées stratégiques pour l’industrie européenne. S’il est écouté, c’est parce qu’il parle d’expérience : il peut montrer que le modèle CEA – des moyens technos lourds, ouverts, connectés à l’industrie – fonctionne réellement. Parallèlement, il siège dans de nombreux conseils d’administration et conseils scientifiques (INP Grenoble, Inria, grandes écoles, pôles de compétitivité comme Minalogic, Lyonbiopôle ou Tenerdis) et à l’Académie des technologies. Ces fonctions reflètent la reconnaissance d’un parcours, mais aussi le besoin, dans beaucoup d’instances, d’avoir quelqu’un qui connaît de l’intérieur la recherche finalisée.
Après la direction : le rôle d’expert
Quand il quitte la direction de la Recherche technologique au 1ᵉʳ janvier 2016, Jean Therme ne “disparaît” pas du paysage CEA. Il poursuit son engagement comme conseiller spécial et comme expert auprès de la direction, pour accompagner les grands programmes qu’il a contribué à lancer et pour transmettre cette culture du partenariat et du résultat. C’est une manière cohérente de prolonger son action : laisser la main opérationnelle à une nouvelle génération, tout en continuant à mettre son expérience au service de l’organisme.
Un passionné au service d’un organisme en mouvement
Ce qui ressort, au final, c’est l’image d’un passionné : passionné de technologie – salles blanches, lignes 300 mm, plateformes d’essais – mais aussi passionné d’utilité. Il voulait voir les projets sortir, voir les bâtiments s’ouvrir, voir les industriels s’installer. Cette énergie a beaucoup compté dans la transformation du CEA à Grenoble et dans la visibilité prise par la recherche technologique du CEA au niveau national et européen. Pour les 80 ans de l’organisme, son parcours rappelle une leçon simple : les grandes mutations ne se font pas seulement avec des plans stratégiques. Elles se font aussi parce qu’à un moment, quelqu’un croit très fort qu’un projet est possible, qu’il met ses compétences et son réseau au service de ce projet, et qu’il entraîne tout un site derrière lui. C’est exactement ce que Jean Therme a fait.
“Jean Therme est membre de l’Académie des technologies, chevalier de la Légion d’honneur et chevalier de l’ordre national du Mérite.”